Dona Lourdès (2024) de l’artiste Némo Camus, co-créé avec Robson Ledesma, est une performance sur sa relation avec sa grand-mère Lourdès de Oliveira et son héritage familial. Née au Brésil d’un père américain blanc et d’une mère brésilienne noire, Lourdès est connue pour son rôle secondaire de Mira dans Black Orpheus (1959), un film réalisé par le réalisateur français Marcel Camus, grand-père de Némo Camus. Pendant la représentation, les spectateurs entendent un entretien que Camus a mené avec sa grand-mère en français et en portugais, surtitré en anglais. Ces trois langues coloniales racontent l’histoire cachée de la politique du blanchiment racial du Brésil à l’époque coloniale, qui continue de hanter la famille de Camus et la culture brésilienne.
Selon Giralda Seyferth, “la théorie du blanchiment racial, inspirée des idées développées en Europe sur le déterminisme racial, a été développée au Brésil dans la période comprise entre la fin de l’Empire du Brésil (1889) et la Première Guerre mondiale (1914). La principale caractéristique de cette théorie est son ambiguïté: elle considérait le métissage (le mélange de personnes d’origines raciales différentes, par exemple par le mariage et la naissance) à la fois comme un mal à extirper et comme une solution à la question raciale au Brésil.La préoccupation pour les différents types et degrés de mélange de couleurs et leurs conséquences pour la formation de la nation brésilienne a été une constante dans les travaux de divers auteurs -historiens, sociologues, anthropologues, etc. tous plus ou moins influencés par des théories que nous qualifierions aujourd’hui de racistes mais qui, à l’époque, avaient le statut de science authentique. Le concept du blanchiment implique une série de présupposés et d’opinions parfois contradictoires sur la signification du concept de race: les auteurs croyaient en l’inégalité des races humaines, en l’incapacité du noir à se civiliser, en l’infériorité génétique des races non blanches, y compris la majorité des métis, et, principalement, en une sélection naturelle et sociale qui conduirait à un peuple brésilien plus blanc dans un avenir pas très lointain. Utilisant le terme alors en vogue d’eugénisme, les auteurs brésiliens qui ont développé cette théorie ont suggéré la possibilité de «nettoyer la population métisse de ses caractéristiques africaines après quelques générations». (Seyferth, 1985)
Dans le cadre de la hantologie, je soutiens que Dona Lourdès est constituée de traces spectrales et d’histoires de fantômes de personnes métisses (Mestizos). Chaque apparition [1] de ces fantômes nous fait réfléchir non seulement à l’injustice dans le présent, mais aussi à la justice pour l’avenir. Les fantômes se manifestent sous forme de traces et continuent de hanter jusqu’à ce que leur présence soit reconnue. «La hantise a surtout la force de mettre en crise les structures sociales et politiques familières par les processus ou les médiations qu’elle crée activement» (Saybaşılı, 2011). Dans ce contexte, Robson Ledesma, un danseur brésilien, rend les traces visibles par sa présence sur scène. Dona Lourdès, co mis-en-scène par Némo Camus, Robson Ledesma et Nathalia Kloos, nous fait entendre des histoires de métis de différentes époques et de la diaspora brésilienne en Europe qui nous hantent encore aujourd’hui. Ces histoires de fantômes nous confrontent aux réalités du post-colonialisme et à ses traces cachées dans les structures sociales.
Némo Camus, Dona Lourdès | Captured by Valeria Shcherbina, Performer Robson Ledesma
Confettis et blanchiment racial
Un rideau de blanc, de beige et de couleurs pastel s’étend sur toute la surface de jeu derrière la scène. Alors que le public attend le début de la représentation, le danseur Robson Ledesma entre avec des confettis dans un petit sac venant de la gauche. Ledesma porte un pantalon noir, une chemise bleue surmontée d’une himation grecque antique aux couleurs noires et vertes. Les couleurs et le costume sont presque identiques à ceux de l’affiche du film Black Orpheus (Marcel Camus, 1959), une adaptation du mythe grec antique d’Orphée et Eurydice qui se déroule pendant le carnaval de Rio de Janeiro. Partant de l’avant de la scène, Ledesma marche lentement, dispersant des confettis qui recouvrent toute l’aire de jeu. C’est comme une sorte de préparation à quelque chose, dans une atmosphère presque rituelle. Peu à peu, un bourdonnement se fait entendre dans les coulisses. Le sol noir de la scène du théâtre se remplit lentement de confettis. Au début, les rideaux ressemblent à un espace intérieur ou à une pièce d’une maison, mais avec l’ajout des confettis, l’espace évoque un cadre extérieur, comme si nous étions à une fête foraine. Cette tension entre l’intérieur et l’extérieur crée une sorte de sentiment étrange. Grâce aux confettis, L’endroit se transforme alors en un lieu étrange, flou, où les identités se glissent les unes entre les autres. Tandis que Ledesma danse sur la musique, nous entendons Dona Lourdès commencer à chanter la chanson d’une jeune fille métisse sur un vieux rythme de samba. C’est à ce moment que les manifestations musicales du blanchiment racial apparaissent pour la première fois dans la performance et qu’un fantôme apparaît en brouillant le sens des espaces à hanter, forçant ainsi le spectateur à regarder au-delà du visible.
Ledesma tourne sur lui-même en agitant les bras de haut en bas avec enthousiasme et fait des pas de samba d’avant en arrière sur la pointe des pieds. Dans la scène du carnaval d’Orphée noir, Mira exécute les mêmes mouvements dans un environnement bondé en tournant autour de son fiancé. Les pas de Ledesma font bouger les confettis sur la scène, marquant sa trajectoire sur le sol noir. Ces mouvements vifs, rapides et en même temps enthousiastes contiennent une certaine agressivité. La combinaison de l’agressivité et de la joie en même temps rappelle l’inversion des rôles et les racines de la tradition carnavalesque qui «[…] reflète les paradoxes du Brésil car le carnaval est à la fois une célébration et un déni des racines noires du Brésil» (Wilson Center, 2018).
Le paradoxe de la tradition carnavalesque émerge à travers la danse de Ledesma et laisse son corps tracer le présent à travers l’histoire du fantôme de Lourdès. Le “fantôme” introduit la connaissance d’une «phénoménalité surnaturelle et paradoxale, la visibilité furtive et insaisissable de l’invisible» (Derrida, 1994). On avance et on recule avec enthousiasme. Les sourires sont identiques à la danse de Lourdès jouant le rôle de Mira dans Black Orpheus, que l’on voit dans les premières scènes du film. Les mouvements de Ledesma ne sont pas seulement synchronisés avec le personnage de Dona Lourdès dans le film, mais aussi avec sa narration dans le présent.
C’est à travers ces parallèles et cette synchronisation que Ledesma apparaît comme une trace de Dona Lourdès. Elle s’éclipse à travers son corps, en créant des traces comme pour attirer l’attention, comme pour marquer le présent de son absence avant d’entendre son histoire de fantôme. Nous ne voyons pas le film, ni son corps physique, ni l’enregistrement de sa voix. «La dialectique de la visibilité et de l’invisibilité dans l’acte de hanter implique une négociation constante entre ce que nous pouvons voir et ce que nous ne pouvons pas voir» (Saybaşılı, 2011). Lourdès hante le corps de Ledesma et le laisse incarner son histoire plutôt que de traduire les mouvements et les rythmes de la vie. De cette manière, la hantise de Lourdès pour Ledesma déconstruit la visualité à travers un danseur brésilien vivant en Europe, créant un moment ambigu qui permet aux spectateurs de réfléchir à la diaspora en Europe avec la voix de Lourdès et le corps de Ledesma.
La lumière diminue légèrement et il reste des traces de confettis sur le fond noir de la scène. La danseuse disparaît dans l’obscurité. L’interview de Lourdès avec son petit-fils commence à être diffusée. Camus commence par souligner qu’il est important de commencer l’entretien dans la langue maternelle de Lourdès, même s’il ne maîtrise pas lui-même le portugais. La conversation se poursuit en portugais, Lourdès corrigeant les erreurs de son petit-fils. Nous apprenons que la mère de Lourdès travaillait dans la maison d’une riche famille blanche américaine et qu’elle avait une relation avec l’un des fils de la famille. C’est de cette relation qu’est née Lourdès. Lourdès dit que parce qu’elle est métisse et que sa mère est noire, les gens dans les rues de Rio les considèrent comme un enfant et une baby-sitter, et non comme une mère et une fille. Elle grandit avec sa mère, qui l’encourage à aller à l’école de samba. Depuis son enfance, sa passion pour la danse l’emporte sur tout le reste. Elle va à l’école de samba, mais s’intéresse en même temps au ballet classique. À l’âge de vingt ans, elle auditionne pour le film Black Orpheus, du réalisateur français Marcel Camus, tourné au Brésil. Elle obtient le rôle de Mira et le film devient un succès mondial.
Outre le récit de son audition pour le film et des journées de tournage, elle parle de sa passion pour la samba et le ballet, et de son adolescence au Brésil. Elle parle de la riche population blanche du pays, de la forte demande d’écoles de samba et de ses rêves de quitter le pays et d’étudier le ballet moderne en France. Pendant le tournage, Camus et Lourdès ont une relation et s’installent ensemble à Paris. Sur les conseils de Camus, elle s’intéresse au ballet classique et à la gymnastique à Paris. L’histoire fantôme de Lourdès en tant que figure sociale nous oblige à examiner les traces de la politique du blanchiment racial dans la structure sociopolitique du Brésil et dans la vie de la diaspora en Europe.
La Rédemption de Cham
Après le récit de la vie personnelle de Lourdès, on entend un enregistrement de la voix de Camus décrivant un portrait de famille qu’il a rencontré lors d’une visite au Musée national des beaux-arts de Rio de Janeiro. Ledesma réapparaît comme un fantôme à pas lourds derrière le rideau blanc transparent, dans un nouveau costume composé d’un haut blanc et d’un pantalon dans les tons gris. Le “fantôme” est toujours l’invité “incognito”. Il n’occupe jamais simplement l’espace mais le hante de manière insaisissable (Saybaşılı, 2011). Pendant que le danseur marche vers l’avant, les traces de confettis apparaissent à nouveau sur le sol noir et les spectateurs continuent d’écouter la description par Camus de La Rédemption de Cham (A Redenção de Cam), du peintre Modesto Brocos de 1895. Dans ce tableau, une femme noire se trouve dans le coin gauche, une femme métisse assise avec un bébé blanc dans les bras au milieu et un homme blanc assis à droite. La grand-mère noire regarde le ciel, remerciant Dieu d’avoir rendu son petit-fils blanc. Le portrait montre comment une famille se blanchit, reflétant les débats sur l’Embranquecimento (blanchiment) au Brésil au dix-neuvième siècle.
«Tenant une orange mûre dans sa main gauche, l’enfant représente un avenir prospère, tandis que la mère désigne sa mère africaine qui représente le passé génétique ou culturel» (Miles, 2022). Ce portrait de famille est l’un des exemples les plus symboliques des politiques du blanchiment racial et de racisme scientifique menées au Brésil à cette époque. Alors que les traces de l’histoire de la vie de Lourdès sont déjà sur scène, les traces d’une famille en 1895 s’y entremêlent. Le danseur trace la scène avec son costume qui est semblable à celui que porte le père dans le tableau. Lorsque Ledesma arrive au centre de la scène, il commence à faire des pas en avant et en arrière, comme s’il oscillait entre partir et rester sur place. On a l’impression que les mouvements sont des variations plus lentes et plus lourdes des pas de samba de la première scène. Le fait que tout cela se trouve au centre du tableau l’associe au bébé blanc qui représente l’avenir. La danse avec des mouvements lourds, accompagnée d’une musique et d’un paysage sonore soudainement sombres, ressemble à quelque chose d’approchant. Un son rappelant celui d’une autoroute se fait entendre, suivi du son d’une place bondée au Brésil. Bien qu’il y ait une ressemblance directe entre les couleurs de la maison dans le tableau et les tons pastel des couleurs utilisées dans le décor, la scène ressemble presque à un espace public bondé en raison de l’ambiance sonore. Cette tension entre les sphères publique et privée, alimentée par la tension entre le visible et l’invisible, transforme à nouveau la scène en un lieu hanté.
La hantise provient du passé colonial à travers une reconstitution de cette peinture iconique et des vestiges de l’interview de Lourdès. Dans ce tableau du XIXe siècle, les traces de la famille et celles de Lourdès s’entremêlent, et dans cette scène hantée, des concepts tels que l’histoire, les frontières et le corps sont brouillés. Il ne reste que des traces d’histoires de fantômes de différentes époques. Les histoires de fantômes ont peut-être eu lieu dans le passé, mais elles nous hantent encore aujourd’hui. Le discours de plus en plus anti-immigrés et la montée de l’extrême droite dans le monde travaillent avec tous les organes médiatiques pour rendre les histoires de fantômes invisibles.
Aujourd’hui, de nombreux fantômes de la diaspora sont en quête de justice en Europe. Raconter les histoires des fantômes – migrants, déplacés et membres de la diaspora – à l’encontre de tous les discours contribuera à la recherche de la justice. Dona Lourdès présente sa contribution à la recherche de la justice en racontant cette histoire dans la capitale de l’Union européenne.
Note
[1] J’utilise ici le terme “apparaître” dans le sens que Derrida emploie dans Spectres de Marx (p. 11), où un spectre apparaît pour attirer l’attention sur l’injustice.
References
Seyferth G., A antropologia e a teoria do branqueamento de raça no Brasil : a tese de João Batista de Lacerda, in «Revista do Museu Paulista», n.s., 30 : 81-98 1985.
Saybaşılı N., Frontières et fantômes : Migratory Haunting in Contemporary Visual Cultures, 1ère édition (Istanbul: Metis, 2011), 19.
Rodgers C., The Paradox of Carnaval: Afro-Brazilian Contributions to a National Celebration in «WilsonCentre», 27 février 2018.
Derrida J., Spectres de Marx : The State of the Debt, The Work of Mourning and The New International, New York et Londres, Routledge, 1994.
Miles S., Building Transnational Insurgent Black Archives, NACLA Report on the Americas, Juin 2022, Vol. 54 Issue 2, p217-223. 7p.
Furkan Ak (TR, BE) est un metteur en scène diplômé du RITCS (Bruxelles) et de l’université Yeditepe (Istanbul). Par le biais de la pratique en tant que recherche (PaR), Ak se concentre principalement sur le théâtre transnational, la migration et les dramaturgies hantologiques dans ses œuvres. Son spectacle solo Body Needs Bass a été invité à l’International UWE Fest à Munich, en Allemagne (2023). Sa production de fin d’études Rare Sun a été présentée pour la première fois au KVS en 2024 avec le soutien de la RITCS. Il a été nominé pour le prix Roel Verniers en Belgique pour son concept Rare Sun.