Pour l’imaginaire social la violence et le risque sont des données anthropologiques de base. Même s’il les ritualise et les apprivoise sans cesse, ceux-ci restent une constante indépassable qu’il vaut mieux envisager avec réalisme en tant que telle. Dans cette période aseptisée et peureuse caractérisant la fin du XXème siècle, il est de bon ton, d’une manière angélique, de dénoncer la croissance et l’accentuation de la violence, ou encore, comme force “belles âmes”, de souligner que celle-ci a de relents barbares. Il vaudrait mieux apprécier son caractère humain et analyser comment elle a pu être très souvent ritualisée. Il est par exemple intéressant de relever que dans le mythe dionysiaque, ce sont les femmes, dont il est de tradition de souligner la douceur, qui inaugurent la violence rituelle.
Aux dires d’Euripide, les bacchanales suscitées par les femmes ne manquent pas de nous laisser rêveur par leur cruauté et leur débridement, même lorsqu’on sait que leur paroxysme, le meurtre du roi Penthée par sa propre mère, va permettre une nouvelle vie pour la cité de Thèbes. La violence féminine, on le verra, est maintes fois affirmée dans les dans les histoires ou les mythes que nous connaissons. Mais toujours, cette violence extériorisée, même lorsqu’elle est sanguinaire, reste maîtrisée, canalisée et doit être renvoyée en fin de compte à l’harmonie sociétale. Lorsque Platon dans les Lois (I., 637, C ou VI 781, a) parle des repas de femmes, et des “relâchements des moeurs” qu’ils suscitent, ce n’est pas pour en montrer l’aspect vicieux, mais plutôt pour en souligner la légitimité. Car que ce soit à Tarente, à Sparte, chez les Scythes ou les Thraces, les débordements festifs que ces banquets de femmes occasionnent s’inscrivent dans l’éthos de la communauté et ont certainement leur fonction et leur raison d’être. “Étranger, ne t’étonne pas, voilà quel est l’usage chez nous ; mais chez vous à propos de ce même objet, sans doute, y en a-t-il un autre”. Voilà bien la reconnaissance, de facto, anthropologique pourrait-on dire, de l’effervescence féminine dans la structure de la cité.
En Grèce antique, les historiens font souvent éclat de ces groupements de femmes furieuses, Lenaï à Athènes, Dunaïmaï hantant les sommets du Taygète, ménades à Thèbes, thyades à Delphes… on pourrait à loisir multiplier les exemples jusqu’aux survivances actuelles qui existent en de nombreux pays. Dans l’optique que l’on a indiqué plus haut, gardiennes de “l’âme” de la communauté, leurs violences sacrificielles tendaient à restaurer celle-ci. Ces groupements avaient un caractère religieux et l’entouraient toujours du plus grand secret. Il n’était pas conseillé pour les hommes de se trouver sur le chemin de ces femmes rituellement en furie; et le mythe nous raconte que toutes les avanies qui arrivèrent au brave Tirésias le furent par le fait de femmes divines ou mortelles auxquelles il tenait trop à apporter ses lumières. Une des leçons du mythe nous le montre châtré pour avoir voulu participer à une cérémonie religieuse féminine. Victime symbolique, car châtrer ou rendre aveugle c’est prendre sa revanche contre l’esprit éclairé et puissant qui a oublié que d’autres valeurs que les rationnelles sont à l’œuvre dans la nature et la société. Mais, en même temps, celles-ci respirent un puissant vouloir vivre qui peut aller jusqu’à sa propre mort. Vouloir vivre traduisant que le vie, en général, que les femmes symbolisent, est toujours plus forte que la mort, même si ce sont elles qui la donne ou la subissent.
Dans une autre ère culturelle, celle du nord-ouest de la Mélanésie, Malinowski décrit cet assaut orgiaque exécuté par les femmes, la “Yausa”. Il décrit d’une manière imagée et précise le viol des hommes qui, d’une manière imprudente, à certaines périodes de l’année, passent à portée des femmes exécutant le travail de sarclage. “L’homme devient alors le jouet des femmes qui se livrent sur lui à des violences sexuelles, à des cruautés obscènes, le souillent d’immondices”. Après avoir provoqué par des pratiques masturbatoires l’érection du pénis, “l’une d’elles s’accroupit et introduit le pénis dans son vagin. Après la première éjaculation la victime peut être traitée de la même manière par une autre femme”. Nez, bouche, orteils, doigts, tout est utilisé pour des pratiques lascives de groupe qui s’exercent dans la violence la plus exacerbée. Ce qui est remarquable, c’est la constance du caractère cruel de ces manifestations. Les bacchanales grecques ou la “Yausa” mélanésienne dans l’ivresse sexuelle qui leur est propre, y ont recours. Dans la turbulence des passions, il est difficile de faire la part entre l’amour et la haine, il s’agit bien là d’un combat singulier, d’un corps à corps inextricable dans lequel il est difficile de démêler les sentiments. Ce qui est le prototype de l’ambivalence humaine. Elle symbolise la duplicité, et ce en son sens le plus strict, c’est à dire qu’elle est à la fois double et duple. Elle est toujours ailleurs que là où on l’attend.
Il n’est pas question, d’une manière esthétique, de valoriser la violence, mais on ne peut pas non plus ne pas la voir à l’œuvre dans le donné social. Mais si elle existe, sans vouloir la justifier, c’est qu’elle a une fonction, on peut à partir de croyances ou d’idéaux divers la regretter ou la combattre, il n’y a rien de plus légitime, on ne peut pas à partir de la neutralité axiologique qui caractérise la pensée authentique, ne pas en analyser les effets dans la dynamique des sociétés. Je donnerai encore en ce sens quelques exemples de la furie féminine qui sont indiqués par Mircéa Eliade. Dans la perspective des bacchanales antiques, quoique sous une forme euphémisée ce dernier remarque que encore au siècle dernier, dans le Schleswig, chaque nouvelle naissance donnait lieu à des attroupements de femmes débridées devant la maison de l’accouchée. Si elles rencontraient un homme sur le chemin, elles arrachaient son chapeau et le remplissaient de crottin. Ou encore, selon une pratique plus ancienne du Danemark, l’accouchement donnait lieu à la confection d’un mannequin de paille autour duquel on hurlait et dansait lascivement. Ces scènes de furie étaient l’occasion, si cela se présentait, de mettre en pièce les chars rencontrés, de libérer les chevaux, ou encore de faire bombance avec tout ce que l’on trouvait dans les maisons.
De même à partir d’exemple ukrainien du début du siècle, il montre que lors des mariages, “les filles et les femmes se comportent d’une manière presque orgiastique”. Les rencontres amoureuses prénuptiales sont permises et même encouragées, les normes habituelles sont transgressées, et ce parce qu’elles pèsent “comme un poids mort sur les coutumes”. Ce débridement est surtout féminin. La spontanéité qui est retrouvée est impérieuse et essaie par là de renouer avec le rituel cosmique et naturel. Pour célébrer la fécondité, dont le mariage va être le médiat, la solidarité féminine outrepasse ce que l’ordre social prudent et éclairé avait édicté. Se refuser dans ces situations là, arguer d’une fidélité pour ne pas rentrer dans la bacchanale, résister à la violence féminine, qui représente la légitimité de la vie cosmique est alors une indécence, une anomie qui peut coûter cher. Faisant enfin état de rites initiatiques dans le symbolisme funéraire, Eliade montre comment ces cérémonies étaient l’occasion d’orgies fréquentes, phénomènes caractéristiques “d’un monde affranchi des lois”. La rigueur de la mort symbolique allait de pair avec la pratique exigeante de l’orgie dont les femmes en groupe sont les protagonistes privilégiées.
Ainsi à ces moments forts que sont la naissance, le mariage et la mort, qui chacun à leur manière est l’expression d’une violence soit naturelle, soit sociale, la furie féminine répond par une “contre-violence” et ce pour maintenir ou rétablir l’équilibre. Dans ces exemples paroxystiques, le débridement festif féminin dans sa plus ou moins grande cruauté montre bien qu’il s’agit en fin de compte de ritualiser la violence ou le conflit toujours à l’œuvre dans les structurations sociales et naturelles. C’est ce que Empedocle appelait l’éternelle opposition de “neikos” et de “philia”. Cette rapide typologie mérite naturellement d’être nuancée mais il est certain que l’on peut en retrouver les grandes lignes dans de multiples situations de la vie courante.
La violence reste bien l’élément structurel de toute société, mais aussi de tout ce qui renvoie à la terre, à la nature qu’ils soient le fait des femmes ou celui des hommes. Elle rend compte de la part d’ombre qui est aussi à l’œuvre dans le jeu léger et grave qui est notre lot. Dans le mythe, il ne faut pas l’oublier, la déesse Harmonia est le fruit des amours clandestines de la lascive et parfois cruelle Aphrodite et du bouillant Arès.
Parlant du “cycle du Fripon” des indiens Winnelagos du Moyen-Wisconsin, l’ethnologue P. Radin n’hésite pas à l’analyser comme une modulation de cet archaïque mixte de la création/destruction qui se donne précisément à voir dans l’expression des passions. Et il semble dans ce cycle, comme dans d’autres mythes reprenant cette thématique, que ce qui permet la structuration individuelle, comme la structuration sociale, ce soit justement la tension qui existe entre deux pôles différents.
Ce cycle du Fripon commenté également par C.G. Jung (4), fait bien ressortir cette “composante du caractère” de tout un chacun : “l’ombre”. Il me semble que cette notion, que l’on retrouve du Père de L’Église St Irénée au marxiste E. Boch, est applicable à l’ensemble sociétal en tant que tel. C’est elle qui est à l’œuvre dans ce type de fête d’inversion (“festum stultorum”, “tripudium hypodiaconorum”) qui est un perpétuel pied-de-nez à l’ordre du pouvoir extérieur. “Symbole collectif de l’ombre” (Jung), le fripon cristallise la violence qui est à l’oeuvre au travers de ce que j’appelle l’éros furieux. En effet, il souligne la marge de liberté ou de résistance que le corps social arrive toujours à avoir. L’esprit de friponnerie n’est jamais totalement domestiqué, et que ce soit d’une manière frontale ou d’une manière intersticielle la liberté, qu’il ne faut pas confondre avec l’idéologie de la libération, trouve dans cet esprit sa source d’inspiration. On ne le répétera jamais assez, la violence, dont on a vu quelques manifestations exemplaires, reste en quelque sorte une donnée de base de la vie commune, et plus particulièrement de la mise en commun des affects. Il n’est donc pas étonnant qu’on la trouve à l’oeuvre dans la passion amoureuse. Ainsi, en même temps que l’ambiguïté, elle introduit la tension nécessaire à toute vie.
Une trop forte clarté détruit la relation amoureuse, il faut que l’ombre y soit mêlée pour qu’elle puisse se dérouler d’une manière équilibrée et harmonieuse. Il y a une dialectique de l’ombre et de la lumière, qui à l’image du cosmos, assure le bon fonctionnement du donné mondain. Si cette figure du Fripon semble importante, c’est qu’elle ressurgit toujours et à nouveau, et parfois, d’une manière menaçante, même et surtout dans les ensembles sociaux qui essaient par tous les moyens de s’en protéger. L’ombre en tant que symbole collectif reste une détermination nécessaire qu’il convient de savoir utiliser, ritualiser. Jung utilise à ce propos la notion “d’énantiodromie”, du renversement en soi-même.
L’ombre acceptée et ritualisée peut être cette contre position qui à côté d’une tendance dominante assure l’équilibre en se diffusant comme valeur alternative. C’est dans cette perspective qu’il convient d’apprécier l’orgiasme sociétal sous des formes multiples et variées, il reste le conservatoire de la violence alternative. Que ce soit dans la banalité de la coquetterie quotidienne ou dans l’effervescence de l’explosion collective, il ritualise et rend humaine cette force irrépressible et quelque peu “paniquante” par lequel Pan, le fripon divin, se plaît à submerger quelquefois les simples mortels. Une telle image mythologique ne doit pas faire oublier que la “panique” a pu prendre dans le cours des histoires humaines des formes oh combien exacerbées, et qu’à tout prendre la sagesse dionysiaque, même dans ce qu’elle peut avoir de choquant, reste toujours un moindre mal.
Références:
M. Eliade, Traité d’histoire des religions, Ed Payot 1964.
C. G. Jung, C. Kereny, P.Radin, Le fripon divin, Ed Georg Genève 1958.
M. Maffesoli, L’ombre de Dionysos (1982), Réed, CNRS Éditions 2010.
M. Maffesoli, Essais sur la violence banale et fondatrice (1984) Rééd, CNRS Éditions 2009.
Michel Maffesoli est un sociologue français. Professeur Émérite à la Sorbonne.
Ancien élève de Gilbert Durand, il est professeur à l’université Paris Descartes. Michel Maffesoli a construit une oeuvre autour de la question du lien social communautaire, de la prévalence de l’imaginaire et de la vie quotidienne dans les sociétés contemporaines. Directeur de la revue Sociétés, il est également secrétaire général du Centre de recherche sur l’imaginaire et membre du comité scientifique de plusieurs revues internationales, notamment Social Movement Studies, Space and Culture et Sociologia Internationalis. Michel Maffesoli a reçu le Grand Prix des Sciences humaines de l’Académie française en 1992 pour La transfiguration du politique. Il est vice-président de l’Institut international de Sociologie, fondé en 1893 par René Worms, et membre de l’Institut universitaire de France depuis septembre 2008, au terme d’une procédure de nomination très controversée.