Sensory Hiatus
Introduzione al volume
“Magie et Sacre de L’odeur. La Tradition des Encens en Tunisie”
di Nacef Nakbi

      La présence de produits osmologiques, sous forme d’aromates, d’encens ou de parfums, dans les rites religieux, funéraires ou magiques, est fort ancienne. De tels produits sont notamment, dans l’Egypte pharaonique, brûlés en l’honneur de Râ, dieu du Soleil, et utilisés pour oindre les élus et embaumer les morts (Winter, 1978 :17), ainsi qu’à Babylone dans la toilette mortuaire, où l’on enduisait aussi les idoles d’huile aromatique, et l’on brûlait devant elles des encens (Durant, vol.1, 1962 : 376-377). En Mésopotamie, dans la mythologie sumérienne, la création du monde et l’enfantement des divinités étaient également associés au parfum (Lambert, 1959 : 110).

      Selon Paul Teisseire, dans les civilisations antiques, les « parfums sont avant tout des aromates, premiers objets d’échange parce qu’ils sont rares et précieux », et dont l’une des fonctions est notamment celle de « répondre aux exigences d’un culte » (1985 : 1078-1080).
C’est que la circulation de tels produits et, plus généralement, d’objets relevant de pratiques magiques ou superstitieuses, constitueraient, en effet, un facteur essentiel des relations entre les civilisations de l’antiquité. Ainsi des bas-reliefs se rapportant à l’expédition ordonnée par Seti 1er (1312-1298 avant notre ère) au pays de Punt, décrivent les merveilles rapportées sur les navires : bois odoriférants, boîtes de parfums et d’onguents, encens, ébène, ivoire, or, fard pour les yeux, peaux d’animaux, etc… (Durant, op. cit. 305). De même entre l’Egypte et la Carthage punique, il existait des courants commerciaux directs se rapportant à des produits égyptiens à fonction essentiellement apotropaïque, telles que des scarabées et des amulettes ; autrement dit « magie et superstition constituent une voie privilégiée, un dénominateur prédominant du rapport entre les civilisations de l’antiquité » (Moscati, 1996 : 79).
« Toute expédition à Chypre ou à Rhodes ou à Carthage impliquait dans la cargaison des navires un lot de talismans d’or et d’ambre, de statuettes d’ivoire, d’albâtre, de terre cuite ou de bronze qui étaient vendus pour leurs vertus bénéfiques » (Ruffat, 1951 : 59).
Au VIIème siècle avant notre ère, Carthage, en effet, notamment avec Babylone et Ninive, constituait un centre important de fabrication des parfums, ainsi qu’une plaque tournante commerciale où les substances aromatiques telles que gomme odoriférante, camphre ou cinnamome, provenant d’Arabie, de Chine ou d’Inde, étaient expédiées par les marchands phéniciens, aux quatre coins de la terre (Winter, op. cit. : 18).
Dès ce lointain passé, le Maghreb, en effet, fournissait le monde en latex d’euphorbe résinifère, en gomme de thuya, en gomme d’acacias, en huile d’olive,  et recevait en échange myrrhe, aloés, encens, séné, ase fétide, gomme-mastic et d’autres produits utilisés dans les soins (Bellakhdar, 2006 :15).

      En pays numide et à Carthage même, où les morts étaient embaumés « dans la myrrhe et le bdellium » (Gras, Rouillard et Teixidor, 1989 : 158), il existe précisément de nombreuses traces prouvant incontestablement l’importance des rites olfactifs qui y avaient cours, aussi bien à l’ère punique que durant les périodes romaine, chrétienne, vandale et byzantine qui suivirent.
Ainsi, pour ne citer que quelques exemples : – Dans l’inscription de Cherchel, datant d’environ un siècle avant notre ère, « il est question d’un sanctuaire funéraire du vivant des vivants Micipsa roi des Massyles (…) dédié par un dédicant qui se qualifie « d’ordinateur du Dieu » et qui a offert un monument funéraire, une statue et les divers instruments du culte, tels que les parfums, les aromates et l’encens » (Krandel-Ben Younès, 2002 : 377). – Il a été découvert, notamment dans les « favissas », fosses dans lesquelles on entassait les ex-voto, dédiés par les fidèles à Tanit, Pene-Baâl et à Baâl-Hammon, de très nombreux brûle-parfums (Bouzanquet, 1932 : 8) ; le nom même de Baâl-Hammon signifiait « le seigneur des autels à parfums » (Slim, Mahjoubi, Belkhodja et Ennabi, 2003 : 98) ; l’offrande d’encens ayant joué, en effet, un rôle très important « dans le culte punique », et persisté « pour Saturne, successeur de Baâl, à l’époque romaine » (ibid.). – Mise à jour aussi d’une stèle en calcaire représentant un prêtre manifestement en train d’officier, les bras tendus vers un encensoir, le « signe de Tanit » (au sommet et au centre), un caducée, une triade de bétyles et, en pied du monument, une inscription votive; plusieurs figurations hiératiques, dont notamment une composante thuraire, se trouvant ainsi symboliquement réunies dans un même espace iconique (Moscati, op.cit. : 210).  – Découverte, à Salambô, de la mosaïque de « la salle à manger des Saisons », œuvre datant du début du IVème siècle, où figure notamment le tableau d’un sorcier noir déversant dans un autel, où brûle une flamme, des graines d’encens, accomplissant vraisemblablement, lors d’une cérémonie religieuse, une opération occulte (Charles-Picard, 1965 : 75-77) (Fig.1).

      Certes, l’Afrique du Nord, et la Tunisie plus spécialement, n’ont pas hérité du patrimoine punique seulement quelques pratiques osmologiques et thuraires; comme le souligne, en effet, M’hamed Fantar, des éléments et des formations culturelles nombreuses et variées, relevant des domaines aussi bien physique et matériel que des mentalités et du langage même, s’originent dans le « passé lointain de Carthage et peut-être au-delà » (1990 : 59); toute une symbolique magico-religieuse « semble avoir toujours été et partout présente au Maghreb » (ibid. : 61).

     Parfums du sacré, fragrances subtiles ou modestes fumées, les encens constituent, par ailleurs, indubitablement une composante importante dans un grand nombre de rites liturgiques ; ainsi, par exemple, dans le Nouveau, comme dans l’Ancien Testament, la fumée de l’encens, élevée métaphoriquement au rang de prière, « symbolise l’offrande et la louange » adressées par les fidèles à Dieu (Miquel, 1995 : 124). L’Islam aussi, nonobstant le caractère quelque peu austère de sa liturgie, n’admettant, pour la célébration de la prière, aucun autre objet hormis les Saintes Paroles, ne manque cependant pas de recourir abondamment aux odeurs rituelles dans ses expressions populaires et confrériques, multiples et variées.

     Il n’est donc pas étonnant si, en Tunisie, en raison de son riche patrimoine carthaginois et, plus généralement, méditerranéen, oriental et africain, et du fait de son profond ancrage dans la culture arabo-musulmane, les traditions olfactives, osmologiques et, plus particulièrement, thuraires, autrement dit relatives aux encens et aux rites qui les accompagnent, restent, du nord au sud du pays, très vivaces encore aujourd’hui.
Or, lorsqu’on examine les observations ethnologiques portant sur les régions du Maghreb, on ne manque pas d’être frappé par le peu de cas et par l’absence de place qui sont faits aux odeurs rituelles, et par le regard souvent généralisant, réductionniste et simplificateur, jeté par les chercheurs sur ce phénomène éminemment culturel, extrêmement complexe et si diversifié, souvent considéré pourtant, pour reprendre une remarque d’André Akoun, à propos des expressions primitives de la religiosité populaire en Afrique du Nord, comme « une forme féminine et méprisable de superstitions anciennes » (1985: 318); et que l’orthodoxie culturaliste va jusqu’à qualifier de « fatras magico-religieux dégradé jusqu’à la caricature », et « de formes hybrides de basse magie et de religiosité simiesque » (Eliade, 1965 : 174).

     C’est, d’ailleurs, plus généralement l’odorat chez l’homme, justement qualifié par Winter de « sens interdit » (op.cit. : 9), qui a lontemps fait l’objet de mésestime et de déconsidération par rapport aux autres sens.
On a, en effet, souvent avancé que les odeurs jouent chez l’être humain un rôle négligeable, « accessoire et épisodique » (Moles et Zeltman, 1973 : 554), qu’elles constituent « de pauvres outils conceptuels » (Le Magnen, 1961 : 123). Jouant « un rôle très important dans l’adaptation de bien des animaux inférieurs », l’odorat aurait, selon Munn, « certainement plus d’importance dans la vie quotidienne de l’homme si les deux autres sens, la vision et l’audition, ne nous servaient pas si bien » (1966 : 462). L’homme n’apparaît pas physiologiquement parlant « très bien équipé pour ce genre de réseau de communication que l’on connaît somme toute assez mal » (Toussaint, 1978 : 33).
Sans aller jusqu’à affirmer que la sensibilité odorative ne joue aucun rôle dans la vie quotidienne des gens, les études psychologiques et sociales ne lui concédaient généralement qu’une place restreinte. N’est-il pas significatif, à cet égard, que dans deux études fort différentes mais également remarquables, comme celle de Maurice Merleau-Ponty sur « la phénoménologie de la perception » (1945) et celle d’Henri Piéron sur la sensation « guide de vie » (1955), il ait si peu fait cas de l’olfaction et du rôle des odeurs dans les processus adaptatifs humains. Georg Simmel, dans un essai sur « la sociologie des sens », va jusqu’à considérer l’odorat « comme le sens désagrégeant et anti-social par excellence » (1992 : 253).

     Pour ce qui concerne, plus particulièrement, les odeurs rituelles, sujet de ce travail, le fait est que, malheureusement, aucune enquête ethnographique d’envergure, concrète et exhaustive s’y rapportant, n’a été, à notre connaissance, effectuée jusqu’à présent dans le Maghreb et, plus spécialement, en Tunisie.
Ainsi, l’ouvrage d’Edmond Doutté, dont la première édition remonte à 1908, comporte certes, des données fort intéressantes sur les encens, mais reste principalement centré sur les pratiques magico-religieuses en Afrique du Nord de façon générale, sans suffisamment tenir compte des différences interculturelles, régionales, et parfois même locales à l’intérieur d’une même région, pourtant nombreuses et significatives. Tandis que dans l’enquête menée par Jean Duvignaud, durant cinq années, dans une oasis du Sud-Ouest tunisien, à Chébika, parue en 1968, on ne trouve, concernant les encens, que de vagues allusions. Aucune mention sur les rites olfactifs également, dans les quatre chapitres se rapportant au Maghreb, et traitant notamment de « l’Islam populaire en Tunisie », dans l’imposante encyclopédie en cinq volumes, intitulée « Mythes et croyances du monde entier », publiée en 1985 sous la direction d’André Akoun (ibid.). Plus récemment, deux articles de Françoise Aubaille-Sallenave, portant  sur « les  odeurs dans les sociétés arabo-musulmanes », traitent, l’un de la « classification des odeurs » telles que ces sociétés les conçoivent, principalement à travers une recherche sur « le vocabulaire des odeurs dans la langue et la culture arabes » (1999), et l’autre des usages multiples, et du rôle considérable que les odeurs jouent chez les arabo-musulmans « à toutes les étapes de la vie », « de la naissance au mariage, et jusqu’à la mort » (2004).
Cependant, ces deux études, en dépit de leur réelle portée ethnologique, se révèlent, compte tenu de leur caractère essentiellement synthétisant et généralisateur, concrètement peu exploitables pour ce qui concerne, en particulier, la riche tradition olfactive en Tunisie, avec ses systèmes osmologiques et ses rites thuraires, spécifiques et extrêmement variés.

Deux exceptions toutefois :

– La première concerne le recueil d’Ernest Gobert qui renferme de précieux renseignements ayant trait notamment à l’orientation olfactive des tunisiens, et à la composition des principaux produits osmologiques, et où l’on trouve aussi une esquisse pertinente concernant les rythmes olfactifs ayant cours en Tunisie, durant la première moitié du XXème siècle. L’ensemble de ces observations ethnographiques ont été publiées, successivement, en 1961 et 1962 à Alger, puis en 2003 à Tunis dans une monographie ayant pour titre « Parfums et tatouages », sous la direction de Mohamed Kerrou.

– La seconde exception se rapporte à l’enquête que nous avons effectuée dans le Sud tunisien, et ayant donné lieu à deux articles intitulés respectivement « Sémiologie des odeurs rituelles – rites et rythmes olfactifs dans le Sud tunisien », et « Odeurs rituelles dans le Sud tunisien – significations et symboles de la majmūʻah », publiés, le premier en 1985, et le second en 1986. N’ayant certes porté que sur la partie méridionale de la Tunisie, cette enquête ethnographique, aura cependant permis d’appréhender les caractéristiques générales de la tradition des encens, vraisemblablement valables pour l’ensemble du pays, à savoir l’universalité du phénomène, sa haute différenciation, sa nature implicite et son caractère typiquement féminin.

     Il s’agit, en effet, d’une pratique universelle, dans la mesure où elle s’impose à tous les membres d’une société donnée, et s’applique à tous les évènements de l’existence humaine, sacrés ou profanes, heureux ou malheureux, ainsi qu’aux divers et menus problèmes de la vie quotidienne.

     C’est une pratique différenciée, en ce sens que chaque évènement marquant de l’existence individuelle ou collective possède un encens, ou un système d’encens, spécifique, relativement invariant, et généralement bien connu par les membres, surtout féminins, du groupe social.

     Les pratiques thuraires ont un caractère implicite, car, d’une part, les encens et les fumigations rituelles, surtout ceux à fonction magico-apotropaïque, appartiennent aux choses cachées, dans la plupart du temps soigneusement dissimulées aux visiteurs étrangers, et, d’autre part, leurs significations profondes, hautement symboliques, échappent plus ou moins complètement à la conscience des individus membres du groupe social, et semblent, par conséquent, davantage relever de l’inconscient collectif. L’encensement constitue effectivement la partie implicite d’un très grand nombre de rites ; car, si la forme de ces derniers est de nature fréquemment visuelle ou sonore, le fond dans lequel ils baignent est souvent, quand à lui, de nature olfactive.

     Enfin, il s’agit d’une conduite culturelle essentiellement féminine ; ce sont, en effet, surtout des femmes qui détiennent le savoir en matière d’odeurs rituelles et de traditions thuraires, qui ont gardé une fidélité surprenante à de tels usages, qui connaissent les formules des systèmes d’encens et des divers produits osmologiques, et qui veillent à la préparation des différentes compositions ; ce sont elles également qui les appliquent, selon des règles précises, durant les moments aussi bien ordinaires qu’extraordinaires de l’existence, et qui assurent ainsi, étranges prêtresses, de génération en génération, la perpétuation des rites et rythmes olfactifs dans le pays.

      La présente étude constitue un développement et un approfondissement de notre travail sur la tradition des encens dans le Sud tunisien, lequel se trouve, sur le plan de l’enquête ethnographique proprement dite, étendu à l’ensemble du pays dans un souci d’exhaustivité.
L’effort, sur le plan théorique, est celui d’apporter une contribution suffisamment consistante à l’étude de l’ethnopsychologie des odeurs rituelles en Tunisie.

Les divers aspects de l’étude sont abordés dans l’ordre suivant :

-La première partie traite des différentes substances osmologiques qui entrent dans la composition des bkhūrs en Tunisie, de leurs caractéristiques fondamentales et de leurs fonctions essentielles.

-La deuxième partie dresse, en une sorte de cartographie olfactive, un large inventaire des systèmes et des rites thuraires qui marquent, de leurs empreintes odorantes, du nord au sud du pays, aussi bien le quotidien des gens que les évènements insignes de leur existence.

-La troisième partie tente d’appréhender la systémologie hypercomplexe des odeurs rituelles en Tunisie, selon deux perspectives distinctes et complémentaires, la première ayant trait à leur superstructure thuraire manifeste, et la seconde à leur infrastructure osmologique latente.

 

 

 

Credits
Auteur: Nacef Nakbi
Editeur: Nirvana
ISBN: 978-9973-855-94-7
Coordination de l’édition: Nacef Nakbi et Hafedh Boujmil
Conception et réalisation: Nirvana
Impression: Finzi Usines Graphiques

Jean-Louis Nacef Nakb, psychologue, enseignant-chercheur, écrivain et poète franco-tunisien, est né en 1939 à Tunis. Aprés des études au Lycée Carnot, de 1952 à 1958, et la publication d’un recueil de poèsie, “Au Sortir de l’Enfance”, en 1963, il émigre en France où, après une formation professionnelle de “fraiseur” (mention Bien), il poursuit des études de psychologie à l’Université de Caen, et prépare un Doctorat de psychologie sociale, sous la direction du Professeur David Victoroff, dont il a été l’un des assistants; diplôme de 3ème Cycle qu’il obtient en 1975( avec mention Très Bien ). De 1971 à 2OO5, il est Maître Assistant, Maître de Conférences, de psychologie du Travail et des Organisations( et plus spécialement en G.R.H.) à l’ Institut Universitaire de Technologie de l’Université de Caen, et à deux reprises, Directeur du Département Gestion des Entrprises et des Administrations. En 1985, il publie ” Instants d’Immortalité”, son deuxième recueil de poèsies. Jean-Louis Nacef Nakbi est également l’auteur de nombreux articles scintifiques portant sur l’ identité psychosociale et le Concept de Soi, publiés dans des revues internationales. Résident en Tunisie ( La Marsa ) à partir de 2005, il termine sa grande oeuvre d’ethnopsychologie “Magie et Sacre de l’Odeur “, consacrée à la tradition des odeurs rituelles et des rites olfactifs en Tunisie, à laquelle il a travaillé pendant une trentaine d’années (1982- 2014). 2013-2014 a été, et est, une saison particulièrent riches en évènements scintifiques et littéraires: -Obtention de pas moins de huit Grands Prix littéraires Internationaux,dans différents Concours en France. – Parution en édition numérique de ” Magie et Sacre de l’Odeur”. – Prochaines publications d’un livre de Contes originaux,préfacé par un éminent Professeur de linguistique,et un recueil de Poèsies, dont beaucoup ont été déjà primées.”