La première question est simplement comme il est né Polly. L’histoire est de quelque manière prise d’une histoire vrai que vous avez eu l’opportunité de vivre, aussi indirectement? En tous cas est une histoire qui est commencé de l’écriture de Fabrice ou il est parti des images de Isabelle?
Fabrice: C’est le texte qui était à l’origine du projet. Un texte que j’ai écrit de façon assez spontanée et libre, en quelques semaines. Je suis parti d’un mot que j’emploie souvent quand je parle d’écriture: interstice. Parce que j’ai l’impression que c’est l’espace qui nous est promis quand on écrit. C’est par le mot interstice que je suis arrivé au mot intersexe. Je suis arrivé à Polly en passant par mon propre corps. Quand j’écris, je crois qu’on est au-delà des genres, dans une ouverture qu’on aimerait exemplaire, dans une neutralité du désir prompte à accueillir l’universalité des pulsions. On écrit dans les interstices, dans le contraste, dans l’ambivalence et l’ambiguïté. J’ai écrit Polly en imaginant sa mise en œuvre au théâtre, parce que je suis dramaturge; j’aime le passage du texte au plateau et en partager la vie avec une équipe artistique. J’ai écrit une trentaine de textes pour les enfants ou les adolescents, j’anime des ateliers d’écriture en milieu scolaire et j’ai dirigé un théâtre enfance et jeunesse pendant une dizaine années à Genève. Je partage une relation de confiance et d’amitié avec Francine Bouchet, la directrice de La Joie de lire. Je lui ai donné à lire le texte. Elle m’a proposé d’en faire un roman graphique. J’ai été emballé par l’idée. Elle m’a rapidement parlé d’Isabelle Pralong, dont je connaissais le travail. J’ai été ravi de son choix. Isabelle a reçu le texte. Dès lors, elle a travaillé en solitaire. Isabelle et moi, on s’est rencontrés une fois le livre terminé. Je lui dois sa mise en œuvre. Elle est pour moi l’équivalente d’une metteure en scène. Elle a pris en charge le donner à voir, avec beaucoup de finesse et de personnalité.
Quand vous avez commencez à écrire et dessiner le livre vous saviez à qui il était destiné: aux adolescents? Aux adultes? À n’importe qui?
Fabrice: Je comprends la nécessité de ranger les lecteurs par catégories. J’en comprends les logiques commerciales ou pédagogiques. Mais j’ai l’impression qu’on construit des enclos et qu’on fait rentrer les bêtes. Quand j’écris, j’essaie de m’affranchir de ces problématiques. Le lecteur est présent, il ne disparaît pas, c’est une ombre, de l’autre côté du livre. Mais j’aime que ça reste une ombre, quelque chose d’incertain, d’indécis. Ce qui m’importe, c’est de cerner la source de l’écriture. D’où viennent les mots, où se composent les phrases : dans quels paysages intérieurs, entre mémoire et imaginaire. Polly est écrit dans des zones d’adolescence, dans les zones du devenir, les zones où le devenir est primordial, impérieux, alors le livre s’adresse à l’adolescence de chacun, chacune. Donc à l’adolescence rêvée par les enfants comme à l’adolescence enfouie par les adultes.
Les questions de genre en générale commencé avoir un vrai espace dans la littérature de pas beaucoup de temps, et maintenant ils commencent produire des expériences intéressantes aussi dans la littérature dessinée et dans les « graphic novels ». Mais en tous cas il y a encore beaucoup à faire à ce propos. Quand vous avez imaginé de faire Polly vous avez conscience de quelque manière seriez été un livre révolutionnaire ? Vous l’aviez pensé comme une sorte de défi?
Fabrice: Non, pas du tout. La réception d’un livre échappe toujours à celui qui l’écrit. Je n’y pense pas. Évidemment, j’espère que le livre aura sa vie, qu’il rencontrera des gens, qu’il viendra un peu déplacer des curseurs de perception, mais ça nous échappe et tant mieux. Aucun livre n’est « révolutionnaire ». La révolution, c’est dans les têtes et dans la rue. Un livre peut évidemment servir d’étaie, être une force, un bouclier ou une loupe, pour une poignée de personnes en général déjà concernées par le sujet traité. Mais un livre n’est pas révolutionnaire en soi, ce qui l’est, c’est le regard qu’on porte sur lui, qui est l’origine de l’action. En revanche, ça me semble toujours un défi de terminer un livre.
Le livre commence quand les parents de Polly attendent leur bébé. Pourquoi vous avez choisi de conter aussi ce moment-là, le temps de l’attente ? Et, lié à cette question, pourquoi vous avez décidé de mettre comme couverture l’image de la mère de Polly?
Fabrice: J’aimais l’idée que le livre s’ouvre sur un tournant de la vie. Parce que la naissance d’un enfant renverse toutes les cartes. Et on a beau s’y préparer, on n’est jamais prêt. Et puis je crois que l’attente de l’enfant, les derniers temps de l’attente, c’est la mort de la liberté. On attend, donc on n’est pas libre. On a peur, donc on n’est pas libre. Attendre et craindre, le livre s’ouvre avec ces deux verbes. Je voulais que toute la liberté soit accordée à Polly, à la fin du livre.
Le livre a une organisation intérieure de l’espace très intéressant. Il y a de figures qui deviennent très petites tout en coup, ou qui monte au premier plan devenant géant. Mais il n’est pas simplement pour le mettre en deux niveaux d’importance sur le plan de l’histoire. Voulez-vous nous expliquer s’il vous plaît pourquoi vous avez usagé cette disposition de figures?
Isabelle: Chaque planche se construit de manière assez organique. Un peu comme une mosaïque. J’ai une première image de l’une ou l’autre des scènes qui se déroulent sur cette page et les autres moments se « mettent en place » suivant qui parle, qui ressent quoi, qui fait tel geste, qui est entendu, qui est oublié, qui regarde qui… Il m’est difficile de mettre en mot comment ces choix se font, car encore une fois c’est très intuitif, comme un va et vient entre différentes émotions qui se mettent en forme les unes après les autres… et quand je regarde une planche est que la musique me semble juste, je ne bouge plus rien. Sinon je continue à chercher…
Dans le moment de dialogue plus intense et dramatiques de Polly avec ses parents, la mère et le père deviennent de silhouettes plates, sans corp réel, comme présentes mais aux mêmes temps effacés. Ils ne sont pas absents, ils parlent avec lui mais vous avez décidez de quelque manière de les faire disparaitre. Pourquoi ? Quelle est la signification de cette image sans détails?
Isabelle: Ce sont des moments où je sentais les parents de Polly, un peu perdus. Plein d’amour, mais perdus…
La page présente plusieurs quelque fois le vide comme protagoniste, soi dans le page de pure couleur, soi dans le page avec des petites figures. L’impression qu’on peut avoir c’est que cette « absence » représente le sens de solitude de Polly, et aussi de ses parents, qui se trouvent dans une situation où personne veut vraiment partager avec eux ce qu’ils doivent vivre et essayer de comprendre. Quelle importance et quelle signification a pour vous le vide dans la page?
Isabelle: Les pages de pleine couleur et les vides sont certainement des espaces de respiration et de liberté… Le fil narratif se détend un peu, comme un ralentissement, ou comme du silence dont chacun peut faire ce qu’il veut…
Vous avez usagé plusieurs fois des images d’animaux : un chien, un loup, un escargot. Dans le texte la voix narrant et Polly même expliquent leur présence, mais pouvez-vous nous expliquer mieux la signification des animaux dans le livre?
Fabrice: Les animaux, dans Polly comme dans la plupart de mes textes, sont des identités d’emprunt, des figures totémiques. Leur présence est celle d’auxiliaires, d’émissaires païens, qui permettent aux personnages de se construire, d’affermir leur personnalité, de se révéler à eux-mêmes.
Devenue enfin un “homme”, Polly crie sa volonté de n’être pas classé, identifié, mais de vouloir être entre un homme et une femme, dans le domaine de l’intersexualité, là vous avez décidé de mettre une page de mots, sans images. Dans cette page les mots deviennent images. Cette page est comme une onomatopée visuelle, qui blesse le lecteur et la lectrice tout d’un coup très fort. Pourquoi vous avez choisi ça ?
Isabelle: C’est un moment où Polly n’est plus qu’un cri. Je voulais vraiment qu’on l’entende sans plus se préoccuper de le voir.
Le livre est très douce, il affronte un thème normalement considéré problématique, ou si vous voulez compliquer, et pour certains aussi « fort », mais vous l’avez abordé avec décision et courage, sans rien effacé, sans donner jamais de jugements spécialement vers les parents de Polly, en montrant la douleur de Polly mais sans jamais le spectaculariser. Vous avez parlé ensemble de quelle position éthique prendre dans le livre ? Vous avez décidé ensemble quel type d’attitude montrer dans le livre sur le plan émotionnel?
Fabrice: Comme je le disais, Isabelle et moi ne nous sommes jamais concertés. Notre premier échange a eu lieu une fois le livre achevé. Mais le ressenti que vous partagez me touche beaucoup. Car je crois qu’Isabelle a parfaitement su écouter le texte que j’ai écrit. Les vrais artistes écoutent le monde, l’alentour, le dehors, les autres, sans craindre de s’y perdre. Ils ne sont pas recroquevillés sur un savoir-faire, sur un besoin de s’exprimer, sur un soi intime qu’il faudrait faire rayonner à tout prix. Ils sont hantés par la forme, les formes et leur justesse. Isabelle a trouvé sa liberté dans la contrainte d’un texte déjà écrit. Peut-être parce que nos personnalités s’accordent. Mais d’abord parce que c’est une vraie artiste, qui commence à dessiner et à peindre avec l’œil et l’oreille.
Dans les dernières pages du livre, la figure de Polly devienne libre, et vous parlé de lui/elle comme d’une corp, d’un/une être flottant, en contraposition à mots comme trancher, définir, déterminer, ranger, classifier. De quelque manière la fin du livre est un appelle à tout le monde à considérer soi-même plus comme une possibilité que comme une définition…voulez-vous nous dire des derniers mots à propos de ça? Merci beaucoup!!
Fabrice: L’écriture de l’existence est souvent décevante, vous ne trouvez pas ? Elle s’apparente à du storytelling de masse. On en perçoit vite les ficelles, les injonctions plus ou moins cachées, les diktats officiels. Et la structure de l’histoire est toujours un peu la même. Ce qui varie, ce sont les contextes, professionnel, politique, intime, mais au fond, le donné à vivre, c’est plus ou moins la même gamelle pour tout le monde. L’accident et la maladie échappent bien sûr à tout ça. C’est l’accroc de réel dans la nappe de la fiction. Mais sinon ? Il est difficile d’entretenir, de soigner, de nourrir sa personnalité, sans que les fonctions sociales l’étouffent. Alors oui, bien sûr, je préfère qu’on considère chacun comme un potentiel, une somme de possibilités, une personnalité en expansion.
Fabrice Melquiot et Isabelle Prelong, Polly, La Joie de Lire, Genève 2021.
Fabrice Melquiot est écrivain, parolier, metteur en scène et performer. Il a publié une soixantaine de pièces de théâtre chez L’Arche Editeur et à l’école des Loisirs, des romans graphiques (La Joie de lire, Gallimard et L’Elan Vert) et des recueils de poésie (L’Arche et Le Castor Astral).
www.fabricemelquiot.fr
Isabelle Pralong, mère de trois enfants, enseigne le dessin à mi-temps en parallèle de ses activités de bédéaste. C’est avec la maison d’édition genevoise Atrabile qu’elle entre dans le secteur de la bande dessinée. Il obtient la « Pépite » 2021 du Salon du livre et de la presse jeunesse, dans la catégorie Fiction Ados. Il est également récompensé du Prix Rodolphe-Töpffer Genève 2021, prix qu’elle reçoit pour la troisième fois.
Merci à La Joie de lire pour la collaboration