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Le 1 avril 2014 Jacques Le Goff nous a laissé. Le nom de Le Goff est lié à l’idée même d’histoire pour nombreux historiens. Pour lui rendre hommage roots.routs a décidé de publier un petit extrait de son livre dédié à sa femme, après sa mort. Nous avons choisi un livre pas « officiellement » d’histoire parce que ce livre en effet représente le symbole d’une histoire « affective » qui nous intéresse. Donc le petit texte que nous publions, est la préface du livre avec l’explication que Le Goff donne de la choix d’écrire un livre si intime pas « sur » mais « avec » sa femme.
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Paris, le 25 décembre 2004.
Ce livre est consacré à une femme, à ma femme. Elle est morte il y a deux semaines, le samedi 11 décembre 2004, à Paris, à l’hôpital Saint-Louis où elle avait été transportée huit jours auparavant., le 4 décembre. On avait découvert moins de trois mois auparavant, en septembre dernier, qu’elle souffrait d’une grave leucémie qui ne lui laissait, selon les spécialistes, que peu de temps à vivre. Mais elle est morte d’une complication inattendue, une infection qui l’a emportée en à peine six jours. Elle venait d’avoir soixante-dix ans. Elle était polonaise et nous nous sommes mariés à Varsovie en septembre 1962. Nous avons vécu toute notre vie à Paris, hormis des vacances et des voyages de quelques semaines au plus.
Ce livre est un livre d’amour et un acte de mémoire. Mais il est d’abord le tentative de refaire vivre, dan l’individualité de sa personne et de son existence, une femme. Une femme que tous ceux qui l’ont connue s’accordent à dire remarquable et attachante. Il est aussi, en intime liaison avec ce projet, un effort pour prolonger ma vie avec une femme que j’ai profondément aimée et que j’aimerai toujours ardemment jusqu’à ma mort. J’ai quatre-vingts ans.
Mais ce livre n’est pas seulement un geste d’amour et de perpétuation d’une femme digne de mémoire. Historien de métier, je veux m’efforcer d’écrire une sorte de biographie qui dise une femme dans sa singularité, son individualité, tout en la replaçant, même si elle n’a rien fait de notable au regard de la « grande histoire », dans son environnement et dans son époque.
Ce sera donc aussi l’histoire d’un couple; l’héroïne en sera l’épouse, une Polonaise, médecin, quittant son pays et son métier pour se marier avec un historien universitaire français, sans renoncer ni à sa culture d’origine, ni à sa personnalité, forte et discrète à la fois, ni à son indépendance à l’égard d’un mari aimé et de deux enfants chéris. Nous avons eu en effet une fille, née en 1967, et un fils, né en 1970, qui partagent, en m’aidant à survivre par leur affection et leur dévouement, mon amour pour leur mère et l’image que je voudrais perpétuer d’elle ici.
Je ne saurai écrire ce livre avec toute l’objectivité d’un historien. Toute étude historique, surtout s’il s’agit d’une personne, combine la volonté de documentation objective et d’impartialité qui est une des conditions majeures du métier d’historien avec une certaine attitude affective – sympathie ou antipathie – inévitable à l’égard de son sujet.
Il y a plus ici. Même si mon objectif est de raconter et de présenter Hanka comme une personne unique dans un contexte historique (les rapports franco-polonais de 1959 à 2004), je ne puis empêcher que l’élaboration et l’écriture de ce livre soient marquées par la communauté de vie pendant quarante-deux ans avec une épouse tendrement aimée, et donc je ne peux parler en dehors de toute émotion.
Voilà sans doute la première image d’elle que je peux présenter : une femme réservée, qui même dans ses lettres ou nos conversations intimes, était avare de confidences, vivant d’abord avec elle-même, sans que je puisse le dire introvertie car elle était ouverte sur le monde, la société, sa famille, ses amis. Elle en avait conservé un petit nombre en Pologne sans en avoir acquis de très proches en France. La seule exception est sans doute, dans les dernières années de sa vie, une personne de son âge habitant notre quartier qu’elle voyait régulièrement, chez elle ou chez nous : Anka Havel. Elle était comme Hanka polonaise d’origine, du même milieu qu’elle, avait, elle aussi, épousé un Français, mais s’en était séparée et vivait seule. Le petit monde des couples franco-polonais de cette période a donc connu des réussites et des échecs. Cependant, Anka, m’a dit après la mort de Hanka que, malgré la chaleur de leur tardive amitié, elle n’avait guère parlé d’elle-même. Cette attitude a frappé nombre des personnes qui l’ont rencontrée : Hanka était à la fois rayonnante et réservée, intégrée dans la vie et la culture françaises, mais demeurant profondément polonaise. C’était un aspect majeur de son charme.
Toutes ces limitations à la possibilité de dire intégralement qui elle a été m’ont amené (à l’instigation de Pierre Nora) à changer le titre que je comptais initialement donner à ce livre, Hanka, en un nouveau titre qui en exprime mieux la nature, Avec Hanka, en montrant que c’est moi qui parle et que notre couple est fortement présent dans le livre – témoin d’une union franco-polonais, dont elle reste toutefois la figure principale.
Ce livre sera donc aussi l’histoire d’une famille français d’universitaires dans le dernier tiers de XXe siècle, d’un couple franco-polonais lié profondément aux deux pays au temps de la guerre froide puis de l’indépendance retrouvée de la Pologne après la chute de régime soviétique.
Je voudrais y montrer comment les sentiments et de la vie quotidienne d’une famille s’articulent avec le milieu et l’histoire qu’ils ont vécue – vie privée et vie collective, en un temps où s’ébauche une Europe plus unie.
Les goûts de Hanka en harmonie avec les miens et bénéficiant des occasions et des possibilités qui nous avaient été données de faire de nombreux voyages dans diverses parties de l’Europe et du monde, ce livre devrait aussi décrire l’attitude et les sentiments d’un couple franco-polonais face à des sociétés, des cultures, des pays très différents.
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Jacques Le Goff, Avec Hanka, Gallimard, Paris 2008, pp. 7-11.
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